10 novembre 2018
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Le Journal de Nicolas Houle
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Entrevue
Écrit par : Nicolas Houle
Les visites Bernard Lavilliers dans la belle province sont rares. Ses haltes à Québec, encore davantage : trois décennies ont filé depuis son plus récent concert. Celui qui est autant aventurier que poète et chanteur s’appliquera à faire oublier cette trop longue absence lorsqu’il s’arrêtera au Palais Montcalm, le 13 novembre.
Bernard Lavilliers a tracé sa propre route dans le rock français avec sa voix de baryton, ses textes soignés et ses musiques métissées, témoignant de ses périples autour du globe, du Brésil à la Jamaïque en passant par l’Asie. S’il a posé des jalons au fil du temps, avec des titres comme On the Road Again, Stand The Ghetto ou Melody Tempo Harmony, il continue d’être ancré dans le présent, comme en témoigne son plus récent album, 5 minutes au paradis, où il traite de la crise des réfugiés (Croisières méditerranéennes), de la fusillade au Bataclan (Vendredi 13) sans omettre d’insérer une pointe de lumière (magnifique L’Espoir).
En bon bourlingueur qui aime s’imprégner des lieux qu’il visite, Lavilliers a pris le temps de passer plusieurs jours au Québec avant de monter sur les planches. C’est ainsi qu’il nous a appelé depuis Montréal. L’entrevue n’a pas été formelle très longtemps. Avant même la première question, elle a pris l’allure d’une conversation, où il a néanmoins été question de la trajectoire et de l’art de l’artiste français, qui est toujours aussi pertinent, du haut de ses 72 ans.
Q : Si on fait le compte, ça fait 30 ans qu’on ne vous a pas vu à Québec…
R : Faut pas m’en vouloir!
Q : Non, bien sûr, mais qu’est-ce qui explique une si longue absence?
R : Même ici [à Montréal], on me dit « comment se fait-il que vous n’êtes pas revenu? » Eh ben les festivals, ça m’emmerde et je veux chanter l’hiver chez vous!
Q : Avec un peu de chance, vous allez avoir une petite bordée de neige durant votre séjour…
R : Ça me plairait bien! De toute façon, je veux revenir en février…
Q : On vous prend quand vous voulez!
R : Je vous explique. Là, j’ai un concert de deux heures. Quand on est en festival, on nous demande une heure. Désolé, mais bon… Je le fais quand même, mais ça m’emmerde. Bon, Québec… Mais attendez une minute, vous le Québécois de Québec. J’ai visité Québec, avec mes parents qui avaient 78 ans et ma fille qui avait 10 ans. Je suis parti de Montréal et je suis allé jusque [sur la côte Nord], où il y a les baleines. J’ai traversé le parc des Laurentides, le parc Jacques-Cartier, c’est un peu la même chose, et je suis allé bien plus loin que Chicoutimi! J’ai passé à peu près 15 jours en camping car, un énorme camping car américain et on s’est régalé de cette petite partie du Canada. On ne peut pas connaître le Canada en entier…
Q : Effectivement, c’est un énorme pays! J’avais justement lu ça quelque part que vous aviez séjourné à Tadoussac avec votre fille…
R : …Et mes parents, qui sont morts maintenant. Peut-être que la dernière grande balade que je leur ai fait faire était le Canada. Et le Brésil.
Q : Ah oui, le Brésil, qui vous est cher, aussi?
R : Évidemment. Quand j’ai gagné de l’argent, j’ai fait voyager mes parents et ils se sont régalés. Je n’avais même pas de maison. Vous savez, ça ne fait pas longtemps que j’ai acheté une baraque. Avant je vivais à l’hôtel.
Q : Vous êtes un grand voyageur, ça il n’y a aucun doute là-dessus…
R : Je ne suis pas un propriétaire. Le problème, c’est que ça m’angoisse si j’ai une maison…
Q : On se demande si vous êtes capable de rester longtemps au même endroit…
R : Non… enfin, oui, je peux, si je suis à l’hôtel, ça va. Mais si je suis obligé d’emprunter à la banque, non… Maintenant que j’ai une femme extraordinaire, j’ai acheté un appartement et j’ai une maison, mais à part ça, je ne suis jamais à Paris ou dans le sud de la France, je suis toujours ailleurs. Avec elle, des fois, bien sûr!
Q : Ce qu’il y a de bien, c’est que vous venez au Québec, mais vous passez presque une semaine dans la province avant de monter sur scène…
R : C’est parce que j’aime sentir la vibe, voir où vous en êtes. Je lis les journaux, après je vois mes amis comme Charlebois, qui m’expliquent un peu, et j’ai pas mal d’amis, je lis, je regarde la télé, j’écoute la radio, donc je sens la vibe. Mais ce n’est pas la télé qui donne la vibe, ce sont les gens ordinaires, je vois un peu comment ils sont. C’est bien pour ça que je ne ferai pas le même concert à Québec qu’à Montréal.
Q : Durant un séjour comme celui-là, est-ce qu’il y a des moments pour l’écriture ou, à tout le moins, pour l’inspiration?
R : Non, je n’écris rien. Quand je m’occupe de concerts et de promotion, j’écris des notes, des bouts de phrase. De toute façon, mes carnets de bord, ce sont des numéros de téléphone d’amis. […] Mais j’ai quelques phrases qui m’ont plu, comme « Mieux vaut jeûner avec les aigles que picorer avec les poulets ». Un jour j’ai écrit ça.
Q : C’est pas mal ça!
R : Je vous jure, j’ai écrit ça et je me suis dit, « tiens je vais la garder ». Je ne l’ai jamais mise dans une chanson, parce que ça ne peut pas entrer dans une chanson. Je me suis dit si tu étais philosophe, quelle serait ta philosophie? Eh bien je vais te dire, « mieux vaut jeûner avec les aigles que picorer avec les poulets! »
Q : Vous en avez d’autres aphorismes comme ça, qui pourraient être publiés, mais qui ne seraient pas dans des chansons?
R : Ce sont des faux proverbes. Je dis toujours que c’est un proverbe inca, alors que c’est moi qui l’ait écrit. J’invente des proverbes et ma femme qui est graphiste est en train d’essayer [de mettre ça en page]. Comme les Chinois, y disent « le contraire est vrai ».
Q : Qu’est-ce qui déclenche l’écriture chez vous?
R : Je ne peux pas l’arrêter! Mon cerveau tourne tout le temps, alors j’évoque des bouts. Au bout d’un moment j’écris des chansons quand je ne suis plus en tournée. Mon cerveau est quand même encore en service, pour l’instant, il n’est pas game over! Il sort des bouts de phrase, des réponses…
Q : Avez-vous encore des doutes ou des insécurités quand vient le temps d’essayer tel ou tel texte, telle musique?
R : Non mais, eh, oh! Évidemment que tu as des doutes en permanence! Ha! Ha! Bien sûr! Je n’ai pas de doute sur ma vie, parce que finalement, j’ai vécu la vie que je voulais. Et encore plus, je suis devenu un artiste. Je n’ai pas de doutes en tant qu’aventurier, mais j’ai des doutes en tant qu’auteur. Enfin, merde, le mec qui n’a pas de doute, c’est le roi des cons!
Q : On peut penser qu’avec le temps, avec les expériences, la confiance grandit, non?
R : Non, non. Vous savez ce que disait Nougaro? Claude, qui était mon ami, je vais prendre l’accent toulousain, ça ne vous dérange pas?
Q : Non, bien sûr, allez-y!
R : « J’aurai passé ma vie à faire mes débuts. »
Q : C’est bien dit.
R : Je pense exactement la même chose. Rien n’est jamais acquis.
Q : C’est ce qui fait que vous êtes toujours là, non?
R : C’est pour ça que ça me passionne. Chaque album, chaque tournée est une aventure. Si ce n’est pas ça, moi qui suis un aventurier, je fais quoi? Je deviens fonctionnaire. D’un côté je suis aventurier, d’un côté je suis fonctionnaire, ça ne peut pas se marier ces deux choses-là.
Q : À ce propos, vous avez souvent dit que vous vouliez être aventurier et que le métier de chanteur, vous ne le preniez pas tellement au sérieux à vos débuts…
R : C’est arrivé après, bien après.
Q : C’est une chose de vouloir être un aventurier, mais comment le devient-on?
R : On ne le devient pas, on l’est. Quand on est né dans le berceau, on n’a pas envie de rester là. C’est tout. Il y a des gens qui sont nés aventuriers, mais qui ne l’ont jamais fait parce qu’à l’adolescence, ils ont eu peur, alors ils sont devenus des bourgeois. Celui qui n’a pas peur de sa naissance, il le fait et il prend des risques. Et puis on se rend compte que les risques que l’on prend, quand on est aventurier, ça ne nous tue pas. Tant qu’on n’est pas mort… Moi je suis durable – j’aurais dû être mort 20 fois! Ça fait partie du mode de fonctionnement d’un aventurier.
Q : Peut-on dire que c’est le chanteur en vous qui a permis à l’aventurier de bourlinguer autour du monde, comme il le souhaitait…
R : Certainement! Il se trouve que le chanteur m’a sauvé la vie. Carrément. Mais même en tant qu’aventurier, je continue. Le chanteur me sauve la vie parce que, en tant qu’aventurier, je n’ai jamais gagné une thune! Je ne suis pas un voyou. Mes thunes je les ai gagnées -et je ne suis pas milliardaire, rassurez-vous!- avec mes chansons d’aventurier, parce que si je n’avais pas été aventurier, je n’aurais pas pu les écrire.
Q : Vous arrivez à Québec avec votre vaste bagage de chansons, mais aussi avec des pièces plus récentes. Parlons un peu de votre album 5 minutes au paradis, paru en 2017. Il y a des titres qui sont très forts là-dessus…
R : Des trucs très sombres, très durs. Je ne peux pas éviter le Bataclan [Vendredi 13], parce qu’ils ont quand même tué 200 personnes ces gens-là et ils ont recommencé le 14 juillet. Et ils avaient commencé par tuer les journalistes de Charlie Hebdo… Je ne pouvais pas passer à côté, quand même, merde. J’ai mis du temps pour ne pas être dans le pathos. Sortez vos mouchoirs? Non! Rendez-vous compte simplement. Ces mecs-là ressemblent aux rois qui pendaient les gens qui n’étaient pas d’accord au gibet de Montfaucon, aux curés qui faisaient l’inquisition, aux assassins de la commune de Paris; les Versaillais et à Vichy, ce n’est pas si vieux. Ce sont les mêmes qui détestent la liberté.
Q : Il y a aussi Croisières méditerranéennes, qui est un texte puissant. C’est à la fois habile et bouleversant de traiter de la crise des réfugiés comme vous l’avez fait…
R : Je chante ça comme un crooner et c’est terrible le texte. C’est moi qui ait financé l’Aquarius [navire coaffrété par SOS Méditerranée et Médecins sans frontières pour venir en aide aux migrants tentant de traverser la Méditerranée en provenance de la Libye] je vous signale, SOS Méditerranée, et je leur dédie la chose. Je suis dans le concret. […] Par rapport à l’ONU -je suis en contact- 35 000 personnes sont mortes en Méditerranée depuis 5 ans. Il y a 35 000 corps, femmes, enfants, vieillards dans la Belle Bleue. Je ne regarde plus la Méditerranée avec le même œil. En plus, pour les marins, c’est une insulte. Parce que moi, je suis un marin. Un marin doit forcément détourner sa route, arrêter son bateau pour sauver quelqu’un en mer. Ils n’ont même pas respecté la loi de la mer. Mais les marins ne sont pas d’accord. Un marin sauvera toujours quelqu’un qui se noie.
Q : Vous abordez le sujet en provocant, ce qui suscite forcément une réflexion ou une prise de position…
R : Je ne provoque pas pour provoquer, il faut avoir le talent pour faire ça. Je vais vous dire un truc. Léo Ferré a dit « la mélancolie est un désespoir qui n’a pas les moyens ». Et moi j’ai écrit « Le désespoir est une forme supérieure de la critique. Pour l’instant, nous l’appellerons bonheur ». Évidemment que je suis obligé de faire de la promo de temps en temps pour essayer de simplifier, mais ça sert à rien, le public qui m’écoute depuis fort longtemps ne s’attend pas à ce que je chante « vous les femmes » [le succès Pauvres diables, de Julio Iglesias]. Ça les surprendrait quand même beaucoup! Ou alors je pourrais faire peut-être dans un prochain album une chanson comme ça où je chanterais à ma façon « vous les femmes ». […] Je peux considérer la chanson d’amour comme un objet de provocation, comme un surréaliste qui considère que quelque chose de très ordinaire peut devenir très dangereux. « Vous les femmes », sur un tango de Buenos Aires… Je pourrais essayer pour voir et peut-être que le texte va se retourner… Remarquez, je vais peut-être un peu loin, là. Il faudrait d’abord que je le fasse et après je le jetterai à la poubelle. Connard de Lavilliers! Putain, heureusement qu’on est con, c’est comme ça qu’on est intelligent! Je suis très con des fois. Heureusement! Vous savez ce que disait Brassens? « La célébrité est un malentendu ». Eh ben moi je pense exactement la même chose. Mais ce n’est pas moi qui l’ait écrit, c’est lui, parce que franchement la célébrité est un malentendu. Si vous vous prenez pour un mec célèbre, ça ne sert à rien tout ça. Les cimetières sont plein de gens célèbres dont plus personne n’a rien à foutre. Je suis vivant, je n’ai plus une minute à perdre, je vis!
Q : Au cours de votre carrière, vous avez joué votre répertoire de plusieurs façons, avec des arrangements toujours variés. Avec le recul, de quoi êtes-vous le plus fier?
R : De quoi je suis le plus fier? De ce que je vais faire demain! Je ne suis pas un nostalgique. Je suis très fier d’être capable de mettre mes pièces en musique, de chanter Aragon, Est-ce ainsi que les hommes vivent, mais je serai plus fier de vous convaincre à Québec, [pour que les gens disent] «ce n’est pas une merde ce mec, il est sincère », voilà! Je peux me permettre d’être sincère parce que je ne suis pas corrompu.
Le mardi 13 novembre 2018, à 20 h
Salle Raoul-Jobin – Palais Montcalm
Détails et billets au palaismontcalm.ca